Les deux font la paire I

Les deux font la paire I

« Il faut soutenir la recherche et l’innovation! » Voilà le nouveau slogan à la mode dans le monde politique, si ce n’est en Europe, tout du moins en Suisse. Mais qu’en est-il vraiment? Afin de répondre à cette question, j’ai décidé de créer une nouvelle série: Les deux font la paire. Le but est d’examiner avec humeur et humour l’état de la recherche et de l’innovation en Suisse, et de l’existence ou non d’une réelle volonté de les promouvoir.

Pour commencer, une réflexion en amont est nécessaire: si nos politiciens désirent soutenir la recherche et l’innovation, qu’en est-il de l’avis de nos médias et des conseillers en orientation des universités? soutiennent-ils eux aussi cet ardent désir de promouvoir la collecte de connaissances? Un récent article du Tages Anzeiger repris par Le Matin – nous suivrons la version du journal de langue française pour notre propos – semble insuffler le doute dans notre esprit (pour l’article complet du Matin, cf. chômeurs-docteurs): à propos des presque 2500 personnes inscrites au chômage disposant d’un doctorat (il n’est bien sûr pas tenu compte des chômeurs en fin de droit ni de ceux sortis du système), nous pouvons lire les commentaires suivants:

« Sur les 116’294 personnes inscrites au chômage en Suisse, 2337, soit environ 2%, sont titulaires d’un doctorat (…) Cette forte hausse (…) s’explique en partie par l’augmentation du nombre d’étudiants qui choisissent de faire une thèse. Pas moins de 3488 thèses de doctorats ont été déposées l’an dernier en Suisse, contre 2822 en 2000. »

« La progression du nombre de «docteurs chômeurs» (…) frappe en outre particulièrement les sciences humaines et les lettres. Les doctorants qui approfondissent leurs connaissances dans ces branches ne sont que 61% à trouver un emploi dans l’année (…) En comparaison, le quota de réussite est de 81% à 93% chez les docteurs en médecine, en droit ou spécialisés dans les sciences techniques. »

« Le doctorat devient en quelque sorte la troisième étape des études, résume Markus Diem, docteur en psychologie et directeur de l’orientation professionnelle de l’Université de Bâle. Ceux qui voient dans le doctorat une échappatoire sont toutefois mal inspirés. (…) Autrement dit: «ne doivent embrasser une thèse que celles et ceux qui se destinent ensuite à la recherche, à l’expertise ou à une carrière académique». Un constat que recoupe l’analyse de Natalie Breitenstein, conseillère en orientation de l’Université de Zurich. Celle-ci conseille même aux étudiants de ne pas attendre la fin de leur cursus universitaire pour entrer sur le marché du travail. «Il faut aujourd’hui planifier de bonne heure son avenir professionnel», explique-t-elle. «Même avec la réforme de Bologne, il est possible de travailler à côté des études». »

En résumé: 1) il y a trop de gens qui font des thèses, c’est clair; 2) ils sont tous en sciences humaines et en lettres, il vaut donc mieux arrêter les frais et se rabattre sur la médecine et les sciences dures; 3) le doctorat est une échappatoire, il vaut mieux aller de suite sur le marché du travail, et ce même avant la fin des études.

Tout est fort éloigné d’un soutient à la recherche et à l’innovation, n’est-ce pas? on dirait même plutôt le contraire! Mais le Tages Anzeiger, Le Matin et les conseillers en orientation des Universités de Bâle et Zürich ont-ils raisons? ne faut-il pas d’abord savoir si ce qu’ils disent est tout simplement vrai?

Premièrement: passer de 2822 thèses de doctorat en 2000 à 3488 en 2011, c’est une augmentation d’un peu moins de 25% – ce qui est effectivement considérable. Et pourtant, si l’on regarde l’augmentation des étudiants en licence ou en bachelor entre 2000 et 2011, oh surprise!, on s’aperçoit qu’ils ont aussi augmenté de 25% (selon l’office de la statistique: »Le nombre d’entrants des HEU au niveau diplôme/licence ou bachelor a fortement progressé ces dernières années, il est passé de 15’300 en 2000 à 19’200 en 2011, soit une hausse de 25% sur cette période »). En gros, ce que cela veut dire c’est que le nombre de doctorants a augmenté PROPORTIONNELLEMENT à celui du nombre d’étudiants, ce qui tout d’un coup semble tout à fait normal! Donc une bien mauvaise analyse des chiffres de la part des médias et des conseillers, qui donne une bien mauvaise opinion de l’augmentation des thèses aux lecteurs.

Deuxièmement: ohlàlà il y a beaucoup plus de chômeurs docteurs en lettres qu’en médecine. Eh oui… et ce n’est pourtant pas surprenant pour quelqu’un qui connaît un peu les différents systèmes: faire une thèse en lettres c’est bien autre chose qu’en faire une en médecine:

1) Une thèse en lettre: après la licence en quatre ans, il fallait faire un DEA ou DES (diplôme d’étude approfondie ou diplôme d’étude supérieure) sur une année (dont le sujet ne coïncide pas nécessairement avec le sujet de thèse), puis se lancer dans la thèse proprement dite, d’une durée d’environs 3-4 ans. En terme de Bologne, cela donne: après le Bachelor (3 ans), il faut faire un Master (2 ans), après lequel le nouveau Magister commence sa thèse (3-4 ans). La thèse est un travail original, mené en solitaire mais sous la direction d’un professeur; le travail doit être publié sous le nom de l’auteur qui l’a écrite et sous son nom seulement.

2) Une thèse en médecine: après le Bachelor (3 ans), il faut faire un Master (2 ans), pendant lequel le candidat commence avec son professeur sa thèse, qu’il continue après l’obtention du master et qu’il termine en 1 à 2 ans. La thèse consiste à rédiger une partie de la recherche de son professeur, ou d’établir un état de la recherche préexistante par exemple; le travail doit être publié avec comme auteur d’abord le directeur de thèse, puis le candidat.

Les différences sont claires, il n’y a pas besoin de les commenter. Ce qu’il reste à dire est évident: si une thèse en lettres ne donne pas accès directement à une profession (si ce n’est celle de CHERCHEUR…. oho, juste ce qui nous occupe dans l’innovation et la RECHERCHE), c’est le cas en ce qui concerne le docteur en médecine: c’est le sésame pour s’engager dans un hôpital, ouvrir son cabinet ou… faire de la recherche.

La différence du nombre de docteurs au chômage est donc tout à fait explicable par les différents systèmes de thèses, qui ne sont de loin pas identiques pour chaque branche, ainsi que par la structure des débouchés directs. Le fait qu’il y ait tellement de docteurs en lettres au chômage est simplement un double indicateur: a) qu’il n’y a pas de professions dont les portes sont directement ouvertes par un doctorat en lettres, comme c’est le cas pour les médecins; b) la recherche est moins soutenue et donc moins bien subventionnée en lettres qu’en médecine – qu’il suffise pour cela à n’importe qui d’aller consulter les bases de données des projets FNS contenant les montants alloués… Je me souviens d’un ami philosophe vivant aux USA et qui arrivait fièrement à la maison annonçant qu’il avait eu 100’000 dollars pour un projet, alors que sa femme lui annonçait sa dotation pour un projet sur la biologie du cerveau de plus de 1 million de dollars… L’article nous présente donc ici une fausse idée des débouchés entre différentes formations et facultés, ce qui donne aux lecteurs une très mauvaise impression des Lettres et Humanités.

Et troisièmement: le doctorat comme voie de garage! le conseiller aux études vous le dit: partez travailler de suite bande de glandeurs… s’il y a une telle augmentation de chômeurs, ce n’est pas parce que le nombre de doctorants augmente proportionnellement au nombre d’étudiants sans que ce soit le cas du nombre des emplois (les places dans ce que l’on appelle le corps intermédiaire disparaissent, alors qu’elles avaient été justement créées pour donner un premier emploi aux jeunes docteurs) qui, pour tenir la rampe, devrait aussi augmenter de 25%, mais parce que les docteurs au chômage sont des nuls qui ont fait un doctorat par dépit parce qu’ils ne trouvaient rien d’autre à faire. En plus d’être absolument faux, c’est insultant. Comme si faire un doctorat était une simple promenade de santé, comme si ce n’était qu’un truc que n’importe qui pouvait faire s’il n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent. Ce sont des bêtises  dévalorisantes; venant de conseillers aux études, cela est d’autant plus grave.

Alors pour mettre les choses au point: 1) faire une thèse ce n’est pas un truc facile; c’est exigeant et demandant, c’est un véritable travail de RECHERCHE; 2) on n’est pas payé pour faire une thèse; il faut décocher un emploi comme assistant, courir les bourses ou travailler à côté, en se démenant souvent avec des emplois au mieux à 50% (je n’ai jamais rencontré un doctorant en lettres ayant été employé à 100%); cela n’a rien ni de facile, ni de réjouissant.

 

Alors qu’en est-il de notre petit problème? si le politique veut effectivement soutenir la recherche et l’innovation, il va peut-être aussi falloir enfin mettre les choses au point et expliquer ce que cela veut dire non seulement aux médias et à leurs lecteurs / auditeurs, mais aussi au personnel chargé de l’orientation professionnelle. Une fois cette tâche accomplie, ce ne serait pas si mal si les emplois dans la recherche et l’innovation pouvaient eux aussi augmenter de 25%!!!

Mais cela est-il possible, réaliste? Est-ce que l’on favorise vraiment l’innovation et la recherche? nos structures et nos techniques de recrutement sont-elles vraiment à la hauteur de la tâche? Cela reste à voir et sera discuté dans la suite de notre série. A bientôt donc!

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