Coup de gueule bien moyenâgeux
Attiré par sa page de couverture sur les sectes – sujet m’intéressant –, j’ai acheté l’Hebdo; lors de ma lecture, mon regard a été attiré par le titre d’une chronique de Monsieur Jacques Pilet, dont les toutes dernières lignes m’indiquaient que je pouvais la retrouver sur son blog, «enrichie de références et d’informations complémentaires» (p. 31); je m’y suis donc reporté afin d’avoir le texte en entier. Ce que j’y ai trouvé m’a profondément attristé. Sans vouloir revenir sur le fait que les seuls rajouts au texte sont constitués par des liens renvoyant à des textes journalistiques de la Deutsche Welle, au Conseil de l’Europe et au St Galler Tagblatt, je voudrais simplement porter quelques commentaires marginaux mais révélateurs sur le titre de la chronique, portant sur la notion, non seulement peu flatteuse mais fausse, du Moyen Âge qu’elle véhicule, ce qui est d’autant plus difficilement pardonnable que Monsieur Pilet préside la section suisse de la Fondation européenne de la culture. Comme ce sont des préjugés courants et qui ont la vie dure, j’ai pensé en faire une sorte de lettre ouverte afin de mettre les choses au clair.
Cher Monsieur Jacques Pilet,
Mise en perspective par son titre «Retour au Moyen Âge» et par quelques lignes assassines «Ce retour à une perception moyen-âgeuse du savoir fera des dégâts d’abord chez ceux qui s’enferment dans ce systèmes: malheureux gamins ainsi endoctrinés!», votre chronique distingue ainsi ces temps que votre description me permet de qualifier de sombres, de ce que vous présentez comme son opposé, un âge d’or, celui des Lumières, dans la dernière phrase de votre texte «Curieusement, les héritiers des Lumières, les tenants de l’œcuménisme, les esprits libres réagissent peu. Ils bougonnent dans leurs coins. Qu’ils se ressaisissent… que diable!»
Permettez-moi de vous poser quelques questions au sujet de votre Moyen Âge:
- de quel Moyen Âge parlez vous? a) selon la chronologie historique traditionnelle, cette période s’étend de la chute de l’empire romain d’occident en 476 à la chute de l’empire romain d’orient en 1473 (sans tenir compte des théories de la longue durée qui font dépasser le Moyen Âge jusqu’au xvie siècle)… soit une durée de dix siècles, pendant laquelle beaucoup de choses se sont passées, et pas des moins libérales en ce qui concerne le savoir. b) selon la vision occidentalo-centriste, le Moyen Âge est souvent confondu, ou plutôt identifié, avec le Moyen Âge latin… mais il y a encore un Moyen Âge juif et arabe, pour en rester aux contours de la Méditerranée, donc sans parler de la civilisation chinoise par exemple… à quoi vous référez-vous donc?
- qu’entendez-vous par un perception moyenâgeuse du savoir? parlez-vous des études en milieu néo-platonicien des écoles d’Alexandrie, des écoles monastiques, des écoles libres de la Montagne Ste Geneviève à Paris, des écoles cathédrales ou des universités, ou plutôt celle d’une yeshiva de sciences extérieures à Saragosse?
- de quelle compréhension du savoir parlez-vous? de celle décrite par Martianus Capella dans son De nuptiis philologiae et mercurii, ou plutôt de celle décrite par Boèce dans la Consolatio philosophiae, ou par Boèce de Dacie dans son De summo bono, ou tout simplement des cursus d’université conservés dans différents guides de l’étudiant?
Permettez-moi de poser aussi quelques questions au sujet de votre siècle des Lumières:
- à l’opposé du Moyen Âge, vous présentez les Lumières, qui s’allongent en gros pendant tout le xviiie siècle (certains historiens les font commencer déjà mi dix-septième siècle). Bien que plus facilement déterminable, il n’en demeure pas moins que l’on se demande si vous vous intéressez à l’Angleterre, à la France, à l’Allemagne ou à Karlsbad – aujourd’hui Karlovy Vary – ou encore à Königsberg, ville de naissance de Kant, aujourd’hui Kaliningrad?
- vous parlez des tenants de l’œcuménisme comme étant du siècle des Lumières… j’aurais aimé quelques précisions: parlez-vous de gens comme Cromwell qui ont massacré les catholiques écossais et irlandais pour les mettre à pied? ne savez-vous pas qu’`œcuménisme´, au sens où vous l’employez (qui n’est pas, par exemple, celui des conciles œcuméniques qui commencent en 325 avec Nicée I), n’est utilisé qu’à partir de la fin du xixe siècle par Léon XIII et dont l’origine du sens moderne remonte à la conférence œcuménique d’Edinburgh qui a eu lieu en 1910, donc plus de quatre siècle après les Lumières…
- vous parlez de l’esprit libre pour le siècle des Lumières, siècle qui a entre autre interdit la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, d’un siècle qui a vu la guerre de sept ans, la révolution française qui au nom de la liberté, de la fraternité et de l’égalité a fait marcher à tout bois la guillotine, le coup d’état de Napoléon Bonaparte, la naissance de la Franc-maçonnerie en France,… est-ce vraiment cela? je n’ai pas fait le calcul, mais je pense que le siècle des Lumières a fait plus de victimes que les dix du Moyen Âge…
- N’êtes-vous pas finalement prisonnier de l’attitude que portaient les gens du siècle des Lumières, empruntée à celle de la Renaissance, envers le Moyen Âge, autant méprisé que mal connu?
Je ne saurais vous encourager plus à vous renseigner sur le Moyen Âge, que vous ne connaissait visiblement pas, avant d’en raconter des bêtises et des lieux communs. Si aujourd’hui nous avons les institutions juridiques que nous possédons, c’est grâce aux enseignements de droits civil et de droit canonique du Moyen Âge; si aujourd’hui nous avons un système d’enseignement – bien qu’en train de se casser royalement la figure – c’est grâce à la naissance du système universitaire médiéval dont nous sommes les héritiers; si aujourd’hui nous avons quelques idées d’organisation du savoir, c’est grâce aux savants médiévaux qui y ont réfléchi; etc… contrairement à ce que vous dites des savoirs, il y a rarement eu une époque où ils ont été si ouverts et en effervescences, et où l’endoctrinement a été si faible (en comparaison, l’endoctrinement des jeunes d’aujourd’hui, via les médias et l’absence de sens critique, est à des années lumières d’un temps où le désir de savoir, l’art de la dispute – au sens médiéval – régnaient en maître); je ne veux pas dire par là que tout a été inventé au Moyen Âge, eux-mêmes ont grandement emprunté à leurs prédécesseurs, au monde grec antique par exemple, ou qu’il n’y a eu que du bon, mais simplement que ce millénaire d’histoire est beaucoup plus riche et meilleur que vous ne semblez le croire.
En espérant que l’on ne puise pas trop dans les Lumières et que l’on puisse enfin mettre fin à ces préjugés ridicules sur le Moyen Âge, qui mérite bien plus de qualificatifs lumineux…
Pour ceux intéressés à se renseigner plus avant sur le Moyen Âge, vous pouvez vous référer, en français, à :
- Martin Blais, Sacré Moyen âge !, Montréal, Éditions Fides, 1997, réédité : Bibliothèque québécoise, 2002 ; édition en ligne à UQAC
- Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Editions du Seuil (Points Essais), 1996.
- Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge, Paris, Editions Gallimard (Quarto), 1999.
- Alain de Libera, La Philosophie Médiévale, Paris, Presses Universitaires de France (Collection Premier Cycle), 1993 pour la première édition.
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